Commissaire de l’exposition : Xavier Franceschi
Le Frac ÎIe-de-France / Le Plateau présente Through Somnambular Laws[1], première exposition à Paris d’Élise Florenty et Marcel Türkowsky, essentiellement consacrée à leurs nouvelles productions – films, installations et interventions pensées spécifiquement pour le lieu. Depuis leur première collaboration, les deux artistes partagent une même fascination pour la puissance poétique du langage et de la fabulation. Pour cette exposition, ils engagent le visiteur à déambuler dans des espaces ponctués de dispositifs et d’instructions pour une immersion à vivre telle la traversée d’une histoire régie par des lois souterraines.
Une immersion quasi schizophrénique, à travers la rencontre et l’échange de différents points de vue, où l’altérité est vécue dans une double affirmation : soi et l’autre, l’ego et l’ennemi, le vivant et le mort…
Ainsi, le temps semble suspendu, gelé entre explosion et immobilité. Des répétitions de mots et de gestes traduisent des pensées en proie au délire ou proche d’un état second, hantées par des figures légendaires ou ordinaires, en attente d’un mouvement, d’un réveil. Une sorte d’« art de la résurrection », dans la mesure où les deux artistes suivent de près le précepte du dramaturge allemand Heiner Müller : « le dialogue avec les morts ne doit se rompre tant qu’ils n’ont pas rendu la part d’avenir qui a été enterrée avec eux. »
Pour le Plateau, ils cosignent plusieurs nouveaux films. Holy Time In Eternity, Holy Eternity In Time, part à la recherche du comté imaginaire de Faulkner, “Yoknapatawpha“ dans le Mississippi, où rivières, forêts et baraques se (dé)peuplent d’êtres et phénomènes oscillants entre normalité et surréalité, actualité et atemporalité.
A históira sem história (na hora da decisão), d’après une lettre de Lygia Clark et certains films de Glauber Rocha[2], suit la rencontre de deux hommes sur les rives brésiliennes : si l’un semble réanimer l’autre, c’est ce dernier qui se révèle être plus vivace dans la remémoration d’un idéal enfoui, d’une quête absolue, d’une révolte irrationnelle, qui le mène de façon consciente et répétée à sa perte.
Der Stillstand ist die Explosion, die Explosion der Stillstand (WIR der gefrorene Sturm)[3] opère une traversée dans « un mur du temps ». Les paroles – échangées par téléphone – sont des cut-up de textes poétiques et théoriques de Heiner Müller et les images sont des close‐up d’une mosaïque datant de l’époque de la RDA qui représente la conquête de l’espace ou plutôt « une étoile éteinte sur laquelle une équipe de secours d’un autre temps ou d’un autre espace entendrait une voix et découvrirait un mort. »
Différents points de vue qui interrogent les “ruptures temporelles“ se manifestant par l’irruption d’un monde dans un autre, d’un système dans un autre. Ils s’attardent sur des personnages complexes, souvent paradoxaux, tels des anti-héros anonymes, à la fois anti-sociaux (hors-la-loi) mais aussi indispensables à la société.
Through Somnambular Laws impose un processus de lecture au ralenti et instaure une fluidité où imaginaire et réel n’ont pas lieu d’être distingués. Le duo mêle des éléments factuels à d’autres empruntés à la littérature, au cinéma, à la musique, au théâtre et à la chorégraphie, qu’ils font dialoguer par ricochets. Dans la dernière salle de l’exposition, ils proposent dans cette logique un espace performatif où s’affrontent les figures géométriques d’une pièce théâtrale de Beckett (Quad – un carré) et d’un ballet de Gurdjieff[4] (la figure ésotérique de l’Ennéagramme – une figure (gramma) à neuf (ennea) points). Tout comme dans leurs films et installations, les idées de déambulation (d’un point à un autre) et de déplacement (de soi à l’autre) aboutissent à un ensemble d’actions, une praxis – en opposition à une contemplation-, qui questionnent à nouveau l’être-ensemble.
Elise Florenty (*1978, à Pessac) et Marcel Türkowsky (*1978, à Berlin-Est) vivent et travaillent à Berlin. Parmi leurs récentes expositions monographiques : «Life ticket», Les Églises, centre d’art de Chelles (2009/2010) et «Roues de mémoire», centre d’art La Synagogue de Delme (2009) ainsi que les expositions collectives «The eleventh Letter», au BKV Potsdam e.V., Allemagne (2010/2011) et « Void of Memory », Platform 2009, Séoul.
[1] Oswald de Andrade, Manifeste Anthropophage, 1928
[2] Leader du cinema novo, la nouvelle vague brésilienne
[3] ICH der gefrorene Sturm (littéralement MOI la tempête gelée) est le dernier mot de Paysage sous surveillance de Heiner Müller : il fait allusion à l’ange de l’histoire de Walter Benjamin tourné vers le passé et pris dans la tempête du progrès. La tempête de H.M. elle, est gelée, prise dans un processus de ralentissement, etc. C’est la tempête de la résurrection. La tempête gelée est une métaphore de l’attente de mouvement. L’ange de H.M est enterré dans les ruines, pétrifié, figé, gelé mais on entend toujours ses ailes battre sous les pierres.
[4] Georges Gurdjieff (d’origine arménienne, 1877-1949), figure célèbre de l’ésotérisme
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